L’enseignement que vous suivez depuis des années n’a pas vocation à vous faire la morale.
Il est là pour permette à chacun d’identifier les causes de ses souffrances et trouver les clés pour s’en libérer.
Il est là pour vous faire grandir et vous faire devenir des êtres dignes de respect pour la sagesse acquise.
Ce soir, je voudrais vous parler de la négligence.
La procrastination et la négligence font des dégâts imprévisibles chez beaucoup de personnes mais créent aussi des dommages collatéraux insoupçonnés. Nous sommes tous responsables de nous-même mais aussi des autres dans une certaine mesure. L’invisibilité des conséquences des actions de chacun est rendue possible par l’enchevêtrement infini des effets et de leurs causes dans ce magma des interactions humaines.
La moindre de nos décisions ou actions peut finalement engager des processus complexes dont nous ne pouvons mesurer toujours les conséquences.
Bien souvent nous n’avons pas la main.
La vigilance obtenue par l’état d’observateur et développée par la pratique méditative est une qualité qui transforme littéralement le pratiquant dans les actions de sa vie quotidienne.
S’il y a bien une qualité primordiale qu’un yogi se doit de développer, c’est sa réactivité au service d’autrui et la générosité qui va de pair, sans être bêtement gentil.
C’est aussi sa réactivité à être créatif et interactif dans une situation d’urgence.
C’est loin d’être le lot du commun des mortels !
Récemment, j’ai pu hélas en faire le triste constat.
Est-ce propre à chaque culture ? Cela relève-t-il de l’absence d’éducation spirituelle, d’éthique chez beaucoup ?
Je vais vous raconter un "fait d’hiver" qui n’a de fait divers que par votre éloignement à la situation et votre méconnaissance des protagonistes.
Une dame de 92 ans de notre connaissance, active et dynamique, amie de ma mère de 96 ans, est tombée chez elle sur sa terrasse, sa vue et son ouïe ayant considérablement baissé depuis quelques temps. C’est ainsi, qu’elle se fractura le coude.
Vivant seule dans une grande maison, une fille unique vivant à neuf cents kilomètres et n’étant que rarement là, cette dame n’avait en fait qu’un problème de cataracte qui pouvait être résolu rapidement et un problème d’appareillage auditif qui aurait dû être fait. Sans connaitre les contentieux entre la mère et la fille, les torts pouvant être partagés, le constat de négligence de la part de l’une ou de l’autre vis à vis des besoins de la mère, entraina donc finalement cette chute.
Voisines dévouées et bonnes amies, comme à leur habitude depuis plusieurs années, se retrouvèrent à devoir faire ce qui incombe à tout enfant, à savoir les démarches pour organiser les soins, la rééducation et les opérations de la cataracte, etc.
Nous nous rendîmes à la clinique, gâteaux à la main et, face à cette dame plongée dans l’obscurité et un brouhaha, en situation d’handicap, en plein désarroi malgré sa lucidité, nous tînmes des discours positifs et stimulants.
Elle reconnaissait elle-même sa propre négligence d’avoir trop attendu pour ses yeux et ses oreilles.
La chaine des bonnes volontés s’étant mise en action et tout semblait s’arranger, lorsqu’elle fut contaminée au sein de la clinique de rééducation, par une infection nosocomiale, à savoir une méningocoque, bactérie extrêmement dangereuse qui lui créa une méningite foudroyante et l’emporta en moins de vingt quatre heures.
Incompréhensible pour cette femme ne semblant pas en fin de vie et encore pleine de projets.
S’il y avait eu vigilance de sa part ou de sa propre fille concernant ses réels besoins, il n’y aurait pas eu de chute, pas de rééducation, pas de contamination.
Le raisonnement peut sembler simple et ne tenir compte des multiples autres paramètres pouvant entrer en jeu.
Restons en cependant à cette première observation car la conséquence va bien plus loin.
La période d’incubation de la dangereuse bactérie en question étant de 3 à 10 jours, l’hôpital a rappelé en urgence tous les amis venus la voir dans cette période, nous invitant à prendre des antibiotiques extrêmement puissants sur deux jours pour parer à une éventuelle contamination qui pourrait s’avérer très grave.
Oups !
Notre visite remontant dans les neuf à dix jours, je nous ai laissées dans l’observation de l’absence de tout symptôme et sans prise d’antibiotiques. Cependant, une des soignantes ayant dû les prendre, ne s’est toujours pas remise de ces antibiotiques dévastateurs.
Y a-t-il eu négligence à la clinique ? Nous sommes libres de nous poser la question sans porter d’accusations pour autant.
Voilà comment, de négligences en négligences, voire une simple procrastination d’appareillage auditif, de soins des yeux, peut faire naitre une histoire dramatique et lourde de conséquences pour elle comme pour les amis et aidants.
Le destin ?
Cliniques et hôpitaux, sont à la fois des maisons de santé mais aussi des nids à germes. Saluons ici tous les soignants qui vivent cela au quotidien.
Bien sûr, d’un point de vue métaphysique, son chemin devait être celui-ci, s’inscrivant dans les mystères des lois cosmiques qui nous gouvernent, dans le fil ininterrompu de la loi des causes et des effets.
L’histoire ne s’arrête pas là toutefois.
Nous fûmes ma mère et moi-même, avec des masques de protections, les seules présentes à sa mise en bière, ayant apporté les seules fleurs qui l’accompagnèrent à cet instant-là.
Elle fut ensuite incinérée en présence de quelques amis et de la fille en question.
Attention aux contentieux avec un parent, qui pourraient nous priver du devoir cosmique à être présent pour leur grand départ ?
Et même si le contentieux est sans appel, votre regard présent et votre pardon ne sont-ils pas importants ?
Il est aisé de nos jours, de constater ce désintérêt d’un grand nombre d adultes quant aux besoins de leurs parents âgés. Les Ehpad sont pleins ! Mais la vieillesse n’est pas facile à aider.
La vigilance nécessaire à leur survie ou leur bien être est reléguée aux organismes conçus pour cela. La bonne conscience de beaucoup d’enfants est sauve.
Servir la vieillesse de nos parents n’est-il pas l’acte équitable rendu pour le service reçu dans notre enfance ?
Mais voilà, cela ne se fait pas forcément toujours de parents à enfants directs. De nombreuses boucles karmiques restent ouvertes.
Il faut du courage, de la résilience, pour accompagner nos anciens dans l’adversité de la déchéance.
Le personnel des organismes spécialisés pour cela n’est pas insensible comme nous pourrions le croire et nous avons surtout besoin d’être rassurés quant à sa serviabilité et sa gentillesse.
S’en occuper soi-même est tâche de haute voltige.
C’est une véritable sādhanā साधना en soi.
La vigilance y est permanente, à chaque coin de meuble, à chaque minute aveugle, à chaque silence prolongé, à chaque chute potentielle ou danger anticipé.
C’est un peu comme surveiller une fleur fragile du moindre vent et entretenir un bon terreau pour que la terre trop défrichée, puisse donner encore.
C’est aussi savoir faire confiance à la fleur dans ses forces et le jugement qui lui restent. C’est savoir l’observer lorsqu’elle plie comme un roseau sous la pluie battante et qu’elle est capable d’en rire encore.
La négligence serait alors de la laisser dehors par excès de confiance tout comme est négligeant celui qui laisserait un enfant courir n’importe où.
C’est aussi se mordre la main soi-même pour contrôler les injures reçues, données par un esprit ou un cœur en déclin.
La maturité de l’aidant doit se façonner dans cette tranquille vigilance qui ne s’affole pas mais qui veille en permanence. L’estimation du lâcher-prise peut prendre là tout son sens. C’est à notre humble échelle d’humain, savoir mesurer la limite de notre responsabilité et celle du ciel dans les évènements dont nous faisons partie.
Le cœur du yogi se doit d’être en ordre avec le cosmos et savoir honorer la boucle du devoir filial, même si dans le devoir filial, vous pouvez y recevoir coups et blessures.
Et les flèches de nos anciens peuvent être terribles lorsque les liens de sang nous unissent.
Cela appartient à chacun de le vivre.
Le devoir filial est la mise en pratique des grandes théories sur la sagesse et la maitrise par l’épreuve du contrôle de la langue, du recul de l’observateur. C’est le moment de savoir estimer la relativité de la situation quand les forces intellectuelles, émotionnelles, physiques de l’autre ne sont plus au même niveau, ni en phase et qu’il vous faut garder le respect et la compassion devant sa déperdition. Cela nécessite la vigilance pour ne pas tomber par épuisement, dans le rejet ou la condamnation devant ce qui est diminué et ne vous comprend plus alors que vous êtes dans le don de vous.
Quelle situation dangereuse pour la raison et la gentillesse qu’il nous faut traverser.
L’être en face de vous s’estompe, se dissout, mais garde encore quelques mots heureux qui vous font encore rire et parfois des mots malheureux qui vous blessent.
N’oublions pas cependant qu’il doit y avoir une limite au blâme que l’on se fait à soi-même en acceptant l’inacceptable.
Mais la grande vieillesse porte en elle, les justifications de notre compassion.
Sommes-nous inépuisables de cette compassion ?
Nous devrions l’être mais qu’il est difficile de garder un cœur pur dans les conflits !
Pratiquants de yoga, un grand nombre d’entre-vous aurez un jour, ce genre de travail à faire sur vous et si votre cœur est honnête, vous ne pourrez vous défiler.
Vous ne pourrez pas refermer la porte derrière vous sans faire de bruit comme le font les voleurs, en laissant l’autre.
C’est-là que vous vous prouverez à vous-même la valeur de votre âme et des enseignements.
C’est là que l’ego devra à nouveau, être érodé jusqu’à la corde.
Il n’est pas demandé l’abnégation mais la transcendance par l’amour et le service. C’est un réel travail spirituel de détachement.
Ne dit-on pas parfois que le plus grand des yogas est celui qui nous permet de supporter l’injure ?
Dans nos sociétés contemporaines où l’individualisme est poussé à outrance, où la survie de l’égo y est nourrie abondamment, tenir ce discours n’est plus "percutable" [1].
Le service à l’autre invisible et discret n’intéresse personne.
Il faut briller et que cela se voit !
Nous trouvons sur les réseaux de nombreux réels où des expériences sociales y sont mises en scène pour démontrer la grande générosité de leurs protagonistes. Cela peut consister à nourrir et donner de l’argent à un sdf ou un enfant des rues, devant la caméra, voire raser et laver, habiller nouvellement un sans-abri parfois contre son gré d’ailleurs, etc.
Cette mise en spectacle d’une générosité sociale envers un inconnu, un « laissé pour compte » n’a d’intérêt que de récolter quelques millions de likes. La dignité humaine y est finalement bafouée et récupérée pour servir des égos sur pattes en mal de célébrité.
Et l’on renvoie pour dix ans de plus l’inconnu à sa solitude mais avec un joli tee-shirt jaune avec le logo coca cola ou TikTok sur la poitrine.
On rend visible l’inadmissible et on brasse du vent !
Heureusement qu’ailleurs, dans le monde, des ONG ou bien d’ autres structures bienveillantes agissent dans la discrétion au service d’autrui.
"Les forces du bien" font aussi partie de la nature humaine et il vous faut savoir si vous êtes du côté des gentils, au risque de passer pour des « gentils couillons » ou si vous faites partie des autres, ceux qui restent, tous les autres, les inconscients, les indifférents, les passifs, les malveillants.
Ce rappel inlassable « à devenir bon, à devenir bien » que je fais régulièrement avec vous s’assimile à un combat nécessaire face à la dégradation idéologique et comportementale de notre société contemporaine.
Il ne s’inscrit pas dans un discours moralisateur comme je le stipulais au début de la conférence, car j’estime qu’avec ces longues années de pratique et de maturité yoguique, vous et moi devons nous situer quotidiennement bien au-delà de la dichotomie du bien et du mal. Notre réflexion et pratique nous ont permis déjà de toucher du doigt des champs d’expériences fondamentaux concernant notre interaction dans ce monde.
Mais nous ne sommes jamais à l’abri de glisser avec l’âge dans une pensée conformiste qui peut nous éloigner des exigences de l’éthique spirituelle en termes de perfectionnement et de libération.
D’où la vigilance nécessaire de votre part quant à vos comportements qui ne peuvent aller de pair avec la négligence et la procrastination. Elle se doit de commencer déjà dans la profondeur de la réalisation de votre pratique yoguique, du moindre exercice physique et postural pour ne pas se faire mal, dans le moindre prāṇāyāma प्राणायाम pour en découdre avec un prāṇa प्राण plus subtil, dans la moindre méditation ou visualisation pour en découvrir les potentialités infinies. Elle se doit de ne jamais oublier que l’amour est votre arme.
Puisse la lecture de ces lignes ouvrir l’œil du néophyte et rendre celui des pratiquants, plus clairvoyant que jamais.
Hari Om tat sat
Jaya Yogācārya
©Centre Jaya de Yoga Vedanta La Réunion & Métropole
Remerciements à C. Pellorce pour sa correction
[1] néologisme
Messages
1. Négligences , 22 février, 13:35, par Marc medvesek
Merci Jaya de témoigner de ce qui est classiquement appelé l’Ici et Maintenant et qui demande une certaine posture d’alignement, être conscient du moment présent corps et âme, être attentif à autrui et au lieu, sans la moindre tricherie, en maîtrise de soi sans se sourcier du poids du passé ou de l’appréhension du lendemain ;cette Présence à l’Instant témoigne d’une offrande au meilleur de Soi ne fait sans doute pas de bruit mais dont le secret en dit long...
1. Négligences , 22 février, 13:48, par Jaya
Merci Marc,
Jaya
2. Négligences , 3 mars, 18:40, par Céline
Ô combien vos mots trouvent un écho en moi avec la perte récente de mon père.
Je l’ai accompagné comme j’ai pu et soutenu ma mère mais je me dis certains jours que j’aurai pu faire davantage.
Oui le yoga nous ouvre le cœur et je vous suis reconnaissante de nous montrer la voie.
1. Négligences , 4 mars, 07:11, par Jaya
Merci Céline de votre témoignage.
Perdre un parent fait partie des grands traumatismes, à condition bien sûr de l’avoir aimé de façon inconditionnelle.
Courage pour la suite du chemin,
Jaya
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